Substance, sujet et objet
par
Frithjof Schuon
Chapitre 4 de Forme et substance dans les religions
  Dès lors que la divine Substance — en vertu de l’une de ses dimensions —   « voulait » et « devait » manifester le monde avec sa multiplicité, elle voulait   et devait du même coup manifester des témoins à ce monde et à cette   multiplicité ; sans quoi l’Univers serait un espace inconnu rempli de pierres   aveugles, et non un monde perçu selon une multitude d’aspects. Là où il y a les   objets, il fallait qu’il y ait également les sujets : les créatures qui sont les   témoins des choses font indissolublement partie de la création. Le voile de Mâyâ, en se déployant, a parsemé le vide non seulement de choses   connaissables, mais aussi d’êtres capables de connaissance, à divers degrés ; le   degré-sommet est l’homme, du moins pour notre monde, et sa raison suffisante est   de voir les choses comme seule une intelligence capable d’objectivité, de   synthèse et de transcendance peut les voir. 
  La Substance « voulait » et « devait » manifester le monde, avons nous dit ; or   « vouloir » et « devoir » coïncident en Dieu si l’on entend par ces mots   respectivement la Liberté et la Nécessité, — la première perfection se référant   à l’Infinitude et la seconde à l’Absoluité, — car il n’y a en Dieu ni contrainte   ni arbitraire. Pour la plupart des théologiens, cependant, Dieu ne semble être   parfait que si ses volontés sont gratuites ; le fait subjectif que l’homme ne   peut saisir tous les motifs de l’Activité divine semble équivaloir dans leur   esprit à un caractère divin objectif, c’est-à-dire qu’il signifie pratiquement   pour eux un droit divin à l’arbitraire et à la tyrannie, ce qui de toute   évidence est contraire à la Perfection de Dieu, laquelle implique la Bonté   foncière comme aussi la Beauté et la Béatitude. 
  La sentence canonique « Ma Clémence a précédé ma Colère » , est susceptible   d’une application cosmologique fort importante et même fondamentale, au point de   vue du microcosme aussi bien qu’à celui du macrocosme. La « Colère » , ou la   « Rigueur » , n’appartient pas à la Substance absolue ; elle relève du degré des   « Énergies » et n’intervient que dans le monde formel, soit autour de nous, soit en nous-mêmes ; que   l’homme perce cette couche et s’avance jusque dans la couche supérieure, — « le   Royaume de Dieu est au-dedans de vous » , — et il échappe au règne de la   Rigueur. Il faut briser la glace, ce qui n’est possible qu’avec l’aide de Dieu ;   dès que l’âme a atteint l’eau sous-jacente, il n’y a plus de brisure possible ;   au vacarme de l’extériorité succède le silence de l’intériorité. Il « succède »   , mais en réalité il est avant nous ; l’âme y entre comme dans un fleuve sans origine et   sans fin ; fleuve de silence, mais aussi de musique et de lumière. 
  Mais revenons au voile de Mâyâ parsemant le vide à la fois de choses   connaissables et d’êtres capables de les connaître. Où il y a objet, il y a   sujet : c’est pour qu’il y a dans l’Être un pôle objectif et passif, la Materia principielle ou Prakriti, et un pôle subjectif et actif, le Spiritus manifestant, déterminant, diversifiant, à savoir Purusha ; et de   même, mutatis mutandis, à chaque échelon de l’Univers. Cependant, si nous partons de   l’idée que la Substance est le Soi, le Sujet absolu et infini[1] dont l’Objet est, d’une part sa   propre Infinitude et d’autre part son déploiement universel, il n’y a pas de   scission en sujet et objet sur un plan ontologique quelconque, il n’y aura   toujours qu’un seul et même Sujet à de multiples degrés d’objectivation ou   d’extériorisation ; car dans ce cas le Sujet n’est pas un pôle complémentaire,   il est simplement ce qui est ; si nous l’appelons néanmoins « Sujet » , c’est pour exprimer   qu’Âtmâ est le Témoin absolu, à la fois transcendant et immanent, de   toutes choses, et qu’il n’est aucunement une Substance inconsciente, bien   qu’énergétique, comme l’imaginent les panthéistes et les déistes. D’ailleurs,   lorsque la perception de l’Objet est tellement intense que la conscience du   sujet disparaît, l’Objet se fait Sujet, comme a lieu dans l’union d’amour ; mais   le mot « sujet » n’a alors plus le sens d’un complément par définition   fragmentaire, il signifie au contraire une totalité que nous concevons comme   subjective parce qu’elle est consciente. 
  Quand nous mettons l’accent sur la Réalité objective, — quand c’est celle-ci qui prime dans   le rapport entre sujet et objet, — le sujet devient objet en ce sens que,   déterminé entièrement par celui-ci, il oublie l’élément conscience ; dans ce   cas, le sujet en tant que fragment se trouve absorbé par l’Objet en tant que   totalité, comme l’accident se réintègre dans la Substance. Mais l’autre façon de   voir, celle qui réduit tout au Sujet, prime le point de vue qui accorde la   primauté à l’Objet : si nous adorons Dieu, ce n’est pas pour la simple raison qu’il se présente à nous comme une   réalité objective d’une immensité vertigineuse et écrasante, — sans quoi nous devrions adorer   les étoiles et les nébuleuses, — mais c’est avant tout parce que cette réalité a priori objective est le plus grand des sujets ; parce qu’il est le   Sujet absolu de notre subjectivité contingente ; parce qu’il est la Conscience à   la fois toute-puissante, omnisciente et essentiellement bénéfique. Le sujet   comme tel prime l’objet comme tel : la conscience d’une créature capable de   concevoir le ciel constellé est plus que l’espace et les astres ; l’argument que   les sens peuvent percevoir un sujet supérieur au nôtre est sans valeur, car les   sens ne perçoivent jamais que l’apparence objective, non la subjectivité en tant   que telle. Dans le monde, l’élément objectif, a priori virtuel, fut avant   le subjectif capable de l’actualiser par la perception, — la Genèse en témoigne,   — étant donné que dans l’ordre principiel le subjectif est avant l’objectif, ce   que précisément le monde retrace en sens inverse puisqu’il est en quelque sorte   une surface réfléchissante. 
  D’après la perspective advaïtine, l’élément « objet » est toujours interne   par rapport à un élément « sujet » , si bien que les choses — y compris les   sujets en tant qu’ils font fonction d’objets par leur contingence même — sont   les imaginations, les rêves d’un sujet qui évidemment les dépasse ; le monde   formel par exemple est le rêve d’une Conscience divine particularisée qui   l’enveloppe et le pénètre. Les hindous ont tendance à affirmer trop facilement —   si ce n’est à titre d’ellipse — que le monde n’est que dans notre mental, ce qui   suggère l’erreur solipsiste, à savoir que c’est nous qui créons le   monde en nous l’imaginant ; or, ce n’est de toute évidence pas la créature — elle-même contenu   du rêve cosmique — qui est le sujet imaginant, c’est Celui qui rêve le monde :   c’est Buddhi, projection d’Âtmâ, la « Conscience archangélique » si l’on veut. L’individu   n’imagine que ses propres pensées, il est impuissant devant celles des Dieux[2]. 
  Ayant créé le monde matériel, Dieu y a projeté des sujets capables de le   percevoir, et y a délégué en fin de compte l’homme, seul capable de le percevoir   totalement, c’est-à-dire en connexion avec la Cause ou la Substance ; il en   résulte que l’homme est la mesure des choses, comme l’attestent toutes les   doctrines traditionnelles. L’homme se situe, spatialement parlant, entre   l’« infiniment grand » et l’« infiniment petit » , — en terminologie   pascalienne, — si bien que c’est sa subjectivité et non une qualité du monde   objectif qui crée la ligne de démarcation ; si nous sentons infimes   dans l’espace stellaire, c’est uniquement parce que le grand nous est beaucoup   plus accessible que le petit, lequel échappe rapidement à nos sens ; et s’il en   est ainsi, c’est parce que c’est le grand, non le petit, qui reflète par rapport   à l’homme l’Infinitude et la Transcendance de Dieu. Mais tout ceci n’est encore   qu’un symbole, car l’homme est un point de jonction d’une façon bien plus   réelle, et entre deux dimensions infiniment plus importantes, à savoir   l’extérieur et l’intérieur : c’est précisément en vertu de la dimension   d’intériorité, qui débouche sur l’Absolu et partant sur l’Infini, que l’homme   est quasi divin[3].   L’homme est à la fois sujet et objet : il est sujet par rapport au monde qu’il   perçoit et par rapport à l’Invisible qu’il conçoit, mais il est objet par   rapport à son « propre Soi »  ; l’ego empirique est en effet un contenu, donc un   objet, du sujet pur ou de l’égo-principe, et il l’est à plus forte raison par   rapport au Sujet divin immanent qui, en dernière analyse, est notre véritable   « Soi-même » . Ceci nous ramène à la question advaïtine « qui suis-je ? » rendue célèbre par   Shrî Râmana Maharshi ; je ne suis ni ce corps, ni cette âme, ni cette   intelligence ; Âtmâ  seul demeure. 
  L’homme est donc appelé à choisir — par définition en quelque sorte — entre   l’extérieur et l’intérieur ; l’extérieur est la dispersion comprimante et la   mort, l’intérieur est la concentration dilatante et la vie. Notre rapport avec   l’espace fournit un symbole de ce caractère hostile de l’extériorité : en   s’élançant dans l’espace planétaire — en fait ou en principe — l’homme s’enfonce   dans une nuit froide, désespérante, mortelle, sans haut ni bas et sans   aboutissement, et la même chose est vraie d’ailleurs de toute investigation   scientifique dépassant ce qui est normal à l’homme en vertu de la loi   d’équilibre qui le régit ontologiquement[4]. En revanche, quand l’homme s’avance vers l’intérieur, il   entre dans une illimitation accueillante et apaisante, fondamentalement heureuse   bien que non facile en fait ; car ce n’est que par l’intériorité déifiante, quel   qu’en soit le prix, que l’homme est parfaitement conforme à sa nature. Le   paradoxe de la condition humaine, c’est qu’il n’y a rien qui nous soit aussi   contraire que l’exigence de nous dépasser, et rien qui soit aussi foncièrement nous-mêmes que le   fond de cette exigence ou le fruit de ce dépassement ; le contre-sens de tout   égoïsme, c’est de vouloir être soi-même sans vouloir l’être tout à fait, donc   au-delà de l’ego empirique et de ses désirs ; ou c’est tout rapporter à soi,   mais sans s’intérioriser, c’est-à dire : sans se rapporter au Soi[5]. Toute l’absurdité humaine est dans   cette contradiction. 
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  L’intériorisation libératrice, ou la nécessité d’intériorisation, découle de   la notion même de la Substance, ou plus précisément de notre compréhension de   cette notion, ce qui revient à dire que l’idée d’Unité délivre si elle est   acceptée avec toutes ses conséquences, conformément à la sincérité de la foi[6]. Saisir la nature de la   Substance une, donc à la fois unique et totale, c’est avant tout une pensée :   c’est donc l’opposition complémentaire entre un sujet et un objet. Or, cette   dualité est contraire au contenu même de la pensée d’Unité : en objectivant la   Réalité une, nous la saisissons mal ; erreur comparable, non à un carré censé représenter un   cercle, mais à un cercle censé s’identifier à une sphère. Il y a erreur   dimensionnelle, non essentielle ; dans un domaine où la sphère seule est   efficace, le cercle est quasi inopérant, bien qu’il soit l’ombre de la sphère et   qu’en planimétrie il s’identifie à la sphère comme la vérité s’identifie à la   réalité. 
  Sur le plan de la pensée, on peut bien concevoir la Substance, mais on ne   peut l’atteindre. La pensée est par conséquent une adéquation imparfaite et   provisoire, du moins sous un certain rapport ; sur ce plan, la prise de   conscience de l’Unité s’arrête pour ainsi dire à mi-chemin. On ne peut réaliser   la vérité de la Substance Une que dans le Cœur, où l’opposition entre un sujet   connaissant et un objet à connaître est dépassée, ou autrement dit, où toute   objectivation — par définition limitative — se trouve réduite à sa source   illimitée à l’intérieur même de la Subjectivité infinie. Les manifestations   objectives de la Substance transcendante sont discontinues par rapport à   celle-ci ; ce n’est que dans le Cœur qu’il y a continuité entre la conscience et   la Substance immanente, soit virtuellement, soit effectivement. 
  En d’autres termes, et au risque de nous répéter : bien   que la divine Substance soit au-delà de la polarité sujet-objet, — ou que, Sujet   absolu, elle soit à elle-même son propre Objet, — nous la concevons   forcément comme une réalité objective, fût-elle transcendante ou abstraite ; or   cette conception, quelle que soit sa solidité métaphysique, est imparfaite et en   un certain sens inadéquate, précisément parce que, impliquant la séparation   entre un sujet et un objet, elle n’est pas réellement proportionnée à son   contenu, lequel est absolument simple et non polarisé. Le passage de la   connaissance distinctive ou mentale à la connaissance unitive ou cardiaque   découle donc du contenu même de la pensée : ou bien nous comprenons   imparfaitement ce que signifient les notions d’Absolu, d’Infini, d’Essence, de   Substance, d’Unité, et alors nous satisfaisons des concepts, et c’est ce que font les   philosophes au sens conventionnel du mot ; ou bien nous comprenons ces   notions parfaitement, et alors elles nous obligent par leur contenu même à dépasser la   séparativité conceptuelle en cherchant le Réel au fond du Cœur, non en   aventuriers mais à l’aide des moyens traditionnels sans lesquels nous ne pouvons rien   et n’avons droit à rien ; car « qui n’assemble pas avec Moi, disperse » . La   Substance transcendante et exclusive se révèle alors comme immanente et   inclusive. 
  On pourrait dire aussi que Dieu étant Tout ce qui est, nous devons Le   connaître avec tout ce que nous sommes ; et connaître Ce qui est infiniment aimable, —   puisque rien n’est aimable si ce n’est par Lui, — c’est L’aimer infiniment[7].
  
    
    
    
    
      NOTES
    
    
    [1] L’Absolu et l’Infini   sont complémentaires, le premier étant exclusif, et le second inclusif :   l’Absolu exclut tout ce qui est contingent, et l’Infini inclut ce qui est. Dans   la contingence, le premier donne lieu à la perfection, et le second, à   l’indéfinité : la sphère est parfaite, l’espace est indéfini. Descartes a   réservé le qualificatif d’infini à Dieu seul, tandis que Pascal parle de   plusieurs infinités ; il faut approuver Descartes sans pour autant devoir blâmer   Pascal, car le sens absolu du mot ne résulte pas de son sens littéral ; les   images sont physiques avant d’être métaphysiques, bien que le rapport causal   soit inverse. La théologie enseigne que Dieu est infiniment bon et infiniment   juste puisqu’il est infini, ce qui serait contradictoire si on voulait être trop   pointilleux, car une qualité infinie au sens absolu excluerait toute autre   qualité.
    [2] Nous employons ce   pluriel pour spécifier que le Sujet direct du monde est une projection —   différenciée tout en restant une — du Soi, et non le Soi lui-même d’une manière   directe.
    [3] « Le Royaume des   Cieux » , qui objectivement est «  au-dessus de nous » comme du reste   le ciel visible qui le reflète, est pourtant plus réellement ou plus   concrètement « au-dedans de nous » , pour paraphraser l’Évangile. L’élévation implique,   exige et engendre la profondeur.
    [4] Il y a lieu de   reprocher aux protagonistes de la science expérimentale dite « exacte » , non   d’avoir découvert ou saisi telle situation du monde physique, mais de s’être   enfermés dans une curiosité scientifique disproportionnée par rapport au   connaissable essentiel, donc d’avoir oublié la vocation totale de l’homme. Pour   cette raison même, les pionniers du scientisme n’ont jamais voulu comprendre que   l’humanité moyenne est intellectuellement et moralement incapable de faire face   à des données contraires à l’expérience humaine, collective et immémoriale, et   avant tout, que la science du relatif, qui par définition est partielle, ne peut   se détacher impunément de la science de l’Absolu, qui par définition est totale.   Galilée, et à travers lui Copernic, fut accusé d’hérésie, comme bien avant eux   Aristarque fut accusé — pour le même motif — de « troubler la tranquillité des   Dieux »  ; ce qui est plausible quand on tient compte de l’ensemble des facteurs   en cause, car l’homme n’est pas fait pour la seule astronomie.
    [5] En ce qui concerne   l’« égoïsme » , précisons que nous lui opposons, non un « altruisme » sentimental et   dépourvu de raison suffisante, mais l’amour de soi qui résulte simplement du   droit à l’existence et du devoir d’en réaliser le sens. « Aime ton prochain   comme toi-même » signifie qu’il faut s’aimer soi-même, mais selon Dieu.
    [6] La valeur   inestimable de l’idée d’Absolu permet de comprendre l’axiome islamique — à   première vue exorbitant — du salut par la notion de l’Unité divine ; tout péché   peut être pardonné, sauf le rejet de l’Unité, laquelle n’est autre que la   Substance.
    [7] « En vérité, ce   n’est pas pour l’amour de l’époux que l’époux est cher, mais pour l’amour de   l’Âtmâ qui   est en lui. En vérité, ce n’est pas pour l’amour de l’épouse que l’épouse est   chère, mais pour l’amour de l’Âtmâ qui est en elle » (Brihadâranyaka-Upanishad, IV, 5,   6). — « C’est l’Âtmâ seul qu’il faut chérir. Pour quiconque chérit l’Âtmâ seul,   l’objet de son amour n’est pas exposé à périr » (ibid. I, 4:8). — « Tu   aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta   force, de tout ton esprit » (Lc X, 27).