Les Trois Dimensions du Soufisme

par

Frithjof Schuon

Cet essai a été écrit pour le journal anglais Studies in Comparative Religion (Hiver, 1976).

© World Wisdom, Inc.

« Crainte » (makhâfah), « Amour » (mahabbah), « Connaissance » (ma‘rifah) : se sont là, en Soufisme (taçawwuf), les trois dimensions ou stations de la Voie (tarîqah) ; « dimensions » au point de vue de leur séparation vocationnelle ou au point de vue de leur coïncidence en toute vocation, et « stations » au point de vue de leur succession dans le développement spirituel.

Par « Crainte » il faut entendre notre conscience de la Rigueur divine et toutes les conséquences volitives que cette conscience implique, et qui sont soit des actions soit des abstentions : il faut accomplir ce qui nous rapproche de Dieu, en principe ou en fait, et nous abstenir de ce qui nous sépare ou nous éloigne de Dieu. « En principe ou en fait » : car il arrive qu’une chose soit défendue sans qu’elle éloigne tel homme de la Volonté divine intrinsèque et partant de la Grâce, ou il arrive au contraire qu’une chose éloigne de Dieu tel homme sans qu’elle soit défendue ; ainsi, la poésie, la musique et la danse sont quasiment interdites en Islam, mais les Soufis les pratiquent à leur manière ; inversement, bien des occupations ou distractions apparemment indifférentes sont permises exotériquement, mais les Soufis s’en abstiennent pour ne pas se distraire de l’intimité avec Dieu, ou pour ne pas s’empoisonner spirituellement, suivant les cas. Sur ce plan de l’ambiguïté, tout est question de circonstances et d’impondérables, subjectivement aussi bien qu’objectivement.

Quoi qu’il en soit, le fait que le Christ a accentué l’amour de Dieu au dépens des préceptes formels, ou l’intérieur au dépens de l’extérieur, prouve la relativité du régime de la « Crainte »; et la conscience de cette relativité est déjà un élément d’ésotérisme, sans être l’ésotérisme tout court, car celui-ci, tout en englobant l’« Amour », relève essentiellement de la « Connaissance ».

Si on nous demandait où finit l’exotérisme (sharîah) et où commence l’ésotérisme (haqîqah), nous dirions que la ligne de démarcation passe par l’amour, ce qui revient à dire que l’amour est â la fois exotérique et ésotérique et qu’il constitue ainsi le lien entre les deux domaines. Et pourtant, l’exotérisme comporte nécessairement — mais indirectement — un élément de Connaissance, et c’est la théologie spéculative, de même que, inversement, l’ésotérisme comporte un élément de Crainte, et c’est la discipline, y compris avant tout le cadre exotérique qui s’impose à tous.

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S’il y a trois catégories spirituelles, la « Crainte », l’« Amour » et la « Connaissance », — au lieu de « Crainte » nous pourrions dire aussi « Action » ou « Mérite », et au lieu d’« Amour » nous pourrions dire aussi « Grâce », — si donc il y a ces trois catégories, il faut qu’il y ait des hommes qualifiés plus particulièrement pour l’une ou l’autre de ces voies. A rigoureusement parler, l’homme limité par la perspective de « Crainte » n’a pas de place dans l’ésotérisme, sauf de facto et par participation indirecte; mais l’ésotérisme accueille normalement l’homme de l’« Amour » et a fortiori celui de la « Connaissance », c’est-à-dire ceux qui préfèrent le « Jardinier » au « Jardin », ou autrement dit, ceux qui aspirent à un mode d’Union plutôt qu’à une récompense pure et simple.

S’il en est ainsi, qu’est-ce qui distingue l’homme naturellement destiné à la perspective d’Amour de celui qui possède les qualifications pour la Connaissance ? Ou autrement dit, - pour employer des termes hindous bien connus, - comment savior si un homme est bhakta ou jnânî de nature ? Un critère décisif est le suivant : un homme a beau comprendre les doctrines du jnâna, si elles n’extirpent pas les défauts de son caractère, il est de nature « bhaktique », à supposer bien entendu qu’il soit un homme spirituel et non un mondain et que la « bhakti » par conséquent soit propre à le guérir de ses défauts. Le jnânî-né est l’homme qui se perfectionne moralement en vertu d’arguments intellectuels, donc se référant à la nature des choses, tandis que le bhakta-né est l’homme qui se perfectionne en vertu d’arguments moraux, donc se référant à telle conception du bien; sa volonté est de facto insensible aux arguments métaphysiques, alors que celle du jnânî est insensible aux pressions sentimentales de la morale. Le bhakta a beau comprendre les doctrines du jnâna, avons-nous dit; mais précisément, si ces doctrines n’améliorent pas son caractère, c’est qu’il ne les comprend pas parfaitement; sa compréhension peut être complète dans la dimension des concepts, mais il lui manque la dimension concrète, imaginative ou existentielle, si l’on peut dire. Quand des théologiens invectivent les platoniciens, ils ont subjectivement raison, car les doctrines de Platon et de Plotin ne sauraient déterminer chez eux une régénération morale; mais ils oublient qu’il est des hommes pour qui les dites doctrines ont cette vertu, et dont la noblesse morale — ou le plein épanouissement de cette noblesse — est précisément fonction de leur Connaissance, directement ou indirectement.

Il importe de ne pas perdre de vue, que, si d’une part il y a des hommes de nature « bhaktique » et des hommes de nature « jnânique », d’autre part il y a en tout homme des éléments de bhakti et de jnâna, sans parler du fait que les tempéraments spirituels sont parfois mélangés, en quel cas la Voie sera une question de destin plutôt que de choix. Au demeurant, le vrai jnânî est tellement détaché qu’il arrive que, sous la pression du milieu, il se prenne a priori pour un bhakta, et qu’il ne constate sa véritable nature que par la suite et à force d’évidence; inversement, beaucoup de ceux qui se prennent d’emblée pour des jnânîs ne le sont point, et ils ne croient l’être qu’à la suite de lectures, l’amour propre aidant. Le véritable jnânî n’est ni glacial et arrogant à force de rationalité, ni mou et insensible.par souci d’« objectivité »; il est essentiellement réceptif pour la vérité tout en demeurant pleinement humain au sens positif du mot, donc en pratiquant les vertus qui, du reste, sont intrinsèquement fonction de la vérité, que nous le sentions ou non; et c’est précisément être jnânî que de le sentir. Car celui qui possède le sens du vrai ou du réel, possède par là même le sens de la beauté; nous serions tenté de dire, un peu schématiquement, que le jnânî est esthète avant d’être moraliste, ou qu’il est ceci en étant cela, bref, que le sens du bien moral sera chez lui le sens de la beauté à tous les niveaux, dans la mesure où l’intuition esthétique ou la musicalité entre nécessairement dans la connaissance du Réel. Elle y entre du fait que la Beauté, laquelle coïncide en Dieu avec la Béatitude et la Générosité, est une dimension de l’Essence divine même, comme l’indique le ternaire védantin Sat-Chit-Ânanda, et comme l’indique en Islam le Nom Rahmân en tant que Nom d’Essence; c’est ce qu’entend l’Evangile en enseignant que « Dieu est Amour ». Et comme c’est avant tout de Soufisme qu’il s’agit ici, nous rappellerons que pour Ibn Arabî, la complémentarité Beauté et Amour constitue en fin de compte la substance même de la Réalité universelle.

C’est de cette complémentarité que vit l’âme du jnânî, et il en entrevoit les traces sur tous les plans, car il a foncièrement le sens de la transparence métaphysique des phénomènes; il n’y a pas de gnose possible sans beauté de l’âme, et cette beauté est fonction, chez le jnânî, — l’ârif bi-Llâh (le « savant par Allah ») du Soufisme, — de la perception de la Beauté divine, la seule qui soit. Dieu est essentiellement « Majesté » (Jalâl) et « Beauté »(Jamâl), ou « Majesté » et « Bienveillance » (Ikrâm), selon une sentence koranique; absolu, Il est infini, et son Infinitude n’est autre que son Rayonnement et sa Beauté.

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Nous avons fait allusion plus haut à l’opposition entre le « Jardin » céleste et le « Jardinier » divin, ce qui nous permet une digression ou nous y oblige même, puisque nous avons de la peine à approuver cette façon de parler. L’opposition ou l’alternative dont il s’agit est un exemple, non seulement d’une intention qui vise l’Essence et entend ne pas s’arrêter aux phénomènes, — fussent-ils célestes, — mais aussi d’une certaine insouciance dialectique; logiquement, il n’est pas plausible que le jardinier soit plus que le jardin, car la raison d’être du premier est le second et non inversement; par contre, la raison d’être du palais est le roi; celui-ci n’est pas le serviteur du palais, mais sa fin ou son contenu. Au lieu de parler métaphoriquement du Jardin paradisiaque et du Jardinier divin, on aurait pu dire : il faut préférer le vin à la coupe, ou la fiancée à sa robe d’apparat; car l’assoiffé fait peu de cas de la coupe, fût-elle en or, et le fiancé désire la femme, non la robe, celle-ci fut-elle parsemée de perles. Il aurait fallu se contenter de l’image koranique du Jardin et construire la distinction voulue à l’intérieur de cette image ou sur cette base, car autres sont les phénomènes célestes, autres sont nos manières de les percevoir et d’en jouir; ou bien il aurait fallu s’en tenir aux notions de « création » et de « Créateur », car nul ne doute que celui-ci prime celle-là; le Koran ne dit pas autre chose, tandis qu’il ne parle jamais du « Jardinier » ni ne permet que le « Jardin » soit méprisé. Dans le même ordre d’idées, parler avec dédain des houris sous prétexte de ne vouloir que Dieu, a le grave inconvénient, non seulement d’une désobligeance envers Dieu qui promet les houris, mais aussi de donner l’impression que l’individu humain en tant que tel peut avoir un motif de ce dédain; ici encore, il faudrait transposer le symbolisme et remonter aux prototypes divins des phénomènes. Quoi qu’il en soit, on nous dira sans doute que le « Jardinier » des Soufis est parfaitement intelligible puisque tout le monde sait qu’il s’agit de Dieu; dans ce cas, il était inutile de voiler l’idée claire de Dieu avec l’image problématique du jardinier. Et c’est ce qu’ont précisément évité ceux des Soufis qui ont établi la métaphore sur la base du Jardin : au lieu du « Jardinier », ils ont parlé du « Jardin de l’Essence » en l’opposant aux divers Jardins phénoménaux; or le « Jardin de l’Essence » n’est autre que Dieu Lui-même. Cette image a l’immense avantage, non seulement d’être logique en elle-même, mais aussi de ne pas contredire le Koran, ne fût-ce qu’indirectement.

Une notion koranique qui permet d’exprimer harmonieusement le rapport dont il s’agit est celle du Ridhwân, de la « Satisfaction » divine[1] : on pourrait dire en effet que la Béatitude des Soufis se trouve centrée sur cette « Satisfaction » ou cet « Agrément », alors que celle des hommes de la « Crainte » se nourrit plutôt des phénomènes divers que de la Présence unitive. Simple façon de parler, peut-être, mais qui a néanmoins sa valeur dans un langage mystique soucieux d’images scripturaires.

Après cette digression, dont la signification nous semble plausible dans son contexte général, revenons à la question des trois dimensions de la spiritualité.

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« Crainte », « Amour » et « Connaissance » : ce ternaire, nous l’avons vu, est divergent aussi bien que convergent, successif aussi bien que simultané; les trois dimensions sont des voies distinctes aussi bien que les aspects d’une même voie, et elles sont des étapes ou des stations aussi bien que des vertus. Toutes ces situations ou fonctions résultent du fait que les trois dimensions sont dans la nature même de l’homme, ce dont témoignent avant tout les trois éléments corpus, anima, spiritus, et les caractères humains correspondants[2] .

Que le ternaire makhâfah-mahabbah-ma‘rifah appartienne au taçawwuf, — outre que cela résulte de la nature des choses, — est prouvé par deux principaux facteurs, extrinsèque l’un et intrinsèque l’autre : d’une part, le déploiement historique ou cyclique du Soufisme s’est effectué en trois étapes, grosso modo, à savoir précisément la succession des régimes de Crainte, d’Amour et de Connaissance; d’autre part, le Rosaire soufique, le wird, qui constitue la pratique fondamentale de la tarîqah, comporte essentiellement trois formules se référant respectivement à la makhâfah, à la mahabbah et à la ma‘rifah. Pour ce qui est du déploiement cyclique, faisons remarquer qu’il n’implique évidemment aucun progrès, car toute valeur était là dès l’origine; mais il indique en tout cas un ordre de convenance spirituelle, si l’on peut dire, au point de vue de la manifestation doctrinale et accentuée des mystères.

Les trois formules du wird sont l’Istighfâr, la Çalat ‘alan-Nabî et la Shahâdah; c’est-à-dire la « Demande de pardon », la « Bénédiction du Prophète » et le « Témoignage de foi ». Ce qui signifie que la « Crainte » appelle essentiellement le regret et le pardon; que l’« Amour » passe nécessairement par le Prophète ou le Logos; que la « Connaissance » est avant tout celle du Dieu unique, qu’elle est donc en substance le discernement entre le Réel et l’illusoire, ou entre l’Absolu et le contingent.

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« Je demande pardon à Dieu » : c’est là le contenu littéral de l’Istighfâr et c’est la formule de l’ascèse, donc de la purification ou du rétablissement de l’équilibre. Cela concerne tout homme, puisque tout homme se trouve par définition dans l’ambiguïté et le flottement; « le juste pèche sept fois par jour, » c’est-à-dire qu’il y a toujours dans la contingence une marge d’imperfection, même s’il n’y a pas transgression proprement dite. Selon la doctrine islamique, les Prophètes sont exempts du péché, mais non de cette marge, qui est la rançon de notre éloignement ontologique de Dieu; sans cette marge, le « serviteur » (‘abd) serait le « Seigneur » (Rabb); et si Mohammed lui-même demandait tous les jours « pardon à Allâh », ce n’était pas pour des péchés, c’était uniquement pour les traces de la contingence humaine. Car l’homme le plus parfait subit une sorte d’obscuration ou de déséquilibre du fait de l’inégalité de l’ambiance et du fait des réactions que l’ambiance provoque inévitablement; or les réactions à une ambiance imparfaite ne peuvent pas toujours être absolument parfaites, il n’y a pas toujours une ligne de démarcation rigoureuse entre les valeurs. A noter que le Prophète, qui est ‘abd, et qui est même la synthèse et le sommet des « serviteurs » puisqu’il en réalise le prototype, devait manifester à la perfection toutes les attitudes impliquées dans l’état existentiel de « servitude » (‘ubûdiyah); il fut donc le premier à « demander pardon à Dieu », et il demandait pardon, en somme, au nom de l’humanité entière, représentée en fait par sa communauté.

La « Crainte » a un aspect négatif, et c’est l’ascèse ou l’abstention, tels le jeûne, la veille, le silence, la solitude; elle comporte également un aspect positif ou affirmatif, et c’est l’activité, les oeuvres, le karma-yoga comme diraient les Hindous. D’une part, ce point de vue ne saurait constituer à lui seul un ésotérisme, mais d’autre part, nul homme ne saurait échapper totalement à ses exigences.

Quant à la dimension d’« Amour », elle s’énonce dans le wird sous la forme suivante : « 0 mon Dieu[3] , accorde ta Bénédiction illuminative à notre Seigneur Mohammed, ton Serviteur et ton Envoyé, le Prophète illettré, et à sa Famille et ses Compagnons, et accorde-leur ta Bénédiction apaisante »[4] . Selon la doctrine koranique, l’amour de Dieu est pratiquement fonction de l’amour de l’Envoyé, et l’amour de l’Envoyé implique l’imitation de son exemple; qui veut aimer Dieu, doit entrer dans le moule du Prophète et aimer Dieu par participation à la perfection mohammédienne; Dieu aime le Prophète et il aimera l’homme dans la mesure où celui-ci s’intégrera dans la forme spirituelle du Prophète. C’est ainsi que l’Islam aborde le mystère de la mahabbah; celle-ci n’est pas a priori un mouvement du serviteur au Seigneur, elle est une réciprocité qui pose ses conditions. Aimer Dieu, c’est être aimé de Dieu; Dieu aime la Sounna, il faut donc entrer dans la Sounna pour devenir, par le cadre de celle-ci, objet de l’Amour divin. Il y a une Sounna formelle et historique, et c’est l’exemple (uswah) du Prophète arabe; mais il y a aussi une Sounna selon la fitrah — la Norme primordiale, informelle, intrinsèque — dont la Sounna mohammédienne est une application particulière, et qui est la condition intérieure et universelle de tout amour de Dieu; en ce sens, nous dirons que, aimer Dieu, c’est réaliser la beauté de l’âme, car « Allâh est beau et Il aime la beauté. »

La primauté pratique d’une Sounna objective sur l’expérience subjective de l’Amour a pour motif de permettre à tout homme l’accès à l’Amour, et partant à la grâce d’être aimé de Dieu. Ce motif et cette perspective ne sauraient empêcher que l’Amour de Dieu puisse être un pur don, donc une faveur a priori inconditionnelle, et c’est en ce sens que saint Augustin a pu dire : « Aime Dieu et fais ce que tu veux. » Cette possibilité, l’Islam ne saurait la nier; s’il 1’admet forcément à titre de don quasi charismatique, c’est en se référant à la Sounna innée, au « secret » (sirr) du Coeur, ce qui nous ramène à la doctrine de la Norme primordiale, la fitrah[5] .

L’« Amour » en tant que principe spirituel, — que nous l’envisagions comme un don ou comme une forme de zèle, et d’ailleurs les deux choses s’interpénètrent, — l’« Amour », disons-nous, présuppose et entraîne une qualité active, et c’est la bonté, la générosité, la ferveur; la générosité qui se donne à Dieu et qui, se donnant à Dieu, se donne également aux hommes. L’« Amour » comporte aussi une perfection passive, et c’est le sens de la beauté, de la paix, de l’harmonie; c’est la qualité à la fois contemplative et morale que le Koran mentionne en ces termes : « Là (au Paradis) ils n’entendront aucun vain propos ni aucune parole pécheresse; seulement ce mot : Paix, Paix ! » (LVI, 26)[6] — Tout à fait analogue est cet autre verset : « Dis : Allâh : Puis laisse-les à leurs vains discours. » (VI, 91) Car le Nom Allâh est comme la Substance qui résorbe les accidents; le fond existentiel des choses est Bonté, Beauté et Paix, l’accidentalité privative s’y superpose tout en laissant transparaître le message d’Amour.

Quant à la dimension de « Connaissance », elle s’énonce dans le wird par la Shahâdah, augmentée de ces paroles koraniques: « Il n’a pas d’associé; à Lui appartient le règne, et à Lui revient la louange; et Il est puissant sur toute chose. » (LXIV, 1) C’est-à-dire que les causes secondes — telles les lois naturelles — ne sont que des réverbérations de la Cause première; c’est l’Absolu qui détermine tout phénomène, et rien ne Lui échappe, même dans l’ordre des contingences infimes.

La « Connaissance » comporte essentiellement deux perspectives, une objective concernant la transcendance et une subjective concernant l’immanence; mais il y a aussi une immanence objective, et c’est l’Omniprésence de Dieu, comme il y a également une transcendance subjective, et c’est le pur Intellect, — increatus et increabilis selon Eckhart, — lequel est en effet transcendant par rapport à l’égo. La première des deux perspectives mentionnées donne lieu à la doctrine métaphysique en tant qu’adéquation mentale, tandis que la seconde concerne la réalisation mystique déterminée par l’« Unité du Réel » (wahdat el-Wujûd); en d’autres termes, la marifah est discernement métaphysique dans la dimension objective, celle du Principe, et illumination mystique dans la dimension subjective, celle de l’Essence immanente; ce qui revient à dire qu’elle englobe tout.

Sous le rapport de l’Absolu en soi, considéré indépendamment de la polarisation que nous venons d’envisager, nous devons relever encore la situation suivante, qui est d’une portée capitale. La doctrine métaphysique, on le sait, comporte essentiellement le discernement entre l’Absolu et le relatif; or ceci implique qu’il faut prendre en considération la racine de la relativité dans l’Absolu, et inversement, la manifestation de l’Absolu au sein de la relativité. La première des deux hypostases, si l’on peut dire, est le Principe créateur ou l’Intellect divin en tant que lieu des archétypes; la seconde hypostase est le Logos créé sous tous ses aspects : Prophète, Révélation, Esprit archangélique (Rûh), Autorité spirituelle, Symbole sacramentel.

Au point de vue du microcosme ou de la subjectivité, ou au point de vue mystique si l’on veut, la situation est analogue : il faut discerner, dans l’Absolu immanent, — qui est pure Conscience, pur Esprit, pure Ipséité, — l’anticipation incréée de la conscience relative, donc individuelle, comme inversement il faut discerner au sein de cette relativité subjective la manifestation de la Conscience absolue. C’est-à-dire qu’au sein du suprême Soi — considéré comme résidant en nous-mêmes — s’affirme l’Intellect différencié et différenciant, lequel correspond au Principe créateur conçu objectivement, comme il faut discerner au sein de l’âme individuelle une faculté de connaissance impersonnelle, à savoir la raison, qui serait inconcevable sans la présence, au fond du coeur, de l’Intellect pur et quasi divin.

Or la ma‘rifah ou la « Gnose » est la réintégration de l’âme immortelle dans cet Intellect immanent, et corrélativement la pénétration de l’Intellect dans l’âme ; c’est le miracle de la coïncidence « vrai homme et vrai Dieu », pour parler en termes chrétiens, et c’est tout le mystère de l’incommensurable personnifié, sans opposition ni mélange. Mystère qui permet de saisir l’intention de cette sentence ésotérique à la fois paradoxale, elliptique et profondément vraie : « Le Soufi n’est pas créé » (aç-Çûfî lam yukhlaq).




NOTES

[1] Alors que ce mot a un sens plutôt général dans la plupart des passages, il se réfère à une réalité plus particulière dans les trois versets suivants : « Pour ceux qui craignent (Dieu) il y a, auprès de leur Seigneur, des jardins où coulent les ruisseaux; ils y demeureront éternellement; et aussi des épouses pures, et l’Agrément (Ridhwân) de Dieu… » (Koran, III, 15) — « Leur Seigneur leur annonce, de sa part, Miséricorde et Agrément, et jardins où il y aura pour eux délice durable. » (IX, 21) — « Aux croyants et aux croyantes, Dieu a promis des jardins où coulent les ruisseaux, pour qu’ils y demeurent éternellement, et des habitacles excellents aux jardins d’Eden. Or l’Agrément de la part de Dieu est plus grand encore; c’est là la Béatitude suprême. » (IX, 72)

[2] Selon les gnostiques : hylikos ou somatikos, sychikos, pneumatikos. L’hylique et le somatique — le type matériel et le type corporel — sont synonymes.

[3] Allahumma est un vocatif quasi intraduisible du Nom Allah; on peut le rendre par « ô mon Dieu », ce qui a toutefois l’inconvénient de mettre au singulier des prières dont le sujet est au pluriel.

[4] Cf. notre livre Comprendre l’Islam, chapitre « Le Prophète ».

[5] La Thora accentue la primauté de l’Amour en tant que celui-ci coïncide avec l’observance de la Loi; le Christ accentue cette primauté en tant que l’Amour coïncide avec la Loi intérieure, donc avec les vertus à la fois « horizontales » et « ascendantes ». L’Islam, toujours soucieux d’équilibre et de synthèse, combine les deux points de vue.

[6] Ce mot « Paix » (Salâm) est également un Nom divin.