La Question des formes d’art

par

Frithjof Schuon

Chapitre 4 de De l’Unité transcendante des religions

© World Wisdom, Inc.

On pourrait s’étonner de nous voir traiter un sujet qui non seulement semble n’avoir aucun rapport, ou presque, avec les sujets des chapitres précédents, mais qui en lui-même semble n’avoir qu’une importance assez secondaire; en fait, si nous nous proposons d’examiner ici cette question des formes d’art, c’est précisément parce qu’elle est fort loin d’être négligeable, et qu’elle présente, au contraire, des rapports étroits avec les réalités que nous envisageons dans ce livre d’une façon générale. Tout d’abord, nous devons élucider une question de terminologie : en parlant de « formes d’art », et non de « formes » tout court, nous voulons spécifier qu’il ne s’agit pas de formes « abstraites », mais au contraire de choses sensibles par définition; si, par contre, nous évitons de parler de « formes artistiques », c’est parce qu’il s’attache à cette épithète, dans le langage courant, une idée de luxe, donc de superflu, qui correspond exactement au contraire de ce que nous avons en vue. A notre sens, l’expression « formes d’art » est un pléonasme, puisqu’il n’est pas possible de dissocier, traditionnellement parlant, la forme et l’art, ce dernier étant tout simplement le principe de manifestation de celle-là; nous avons dû pourtant employer ce pléonasme pour les raisons que nous venons d’indiquer.

Ce qu’il faut savoir pour comprendre l’importance des formes, c’est que la forme sensible est ce qui correspond symboliquement le plus directement à l’Intellect, et ceci en raison de l’analogie inverse qui joue entre les ordres principiel et manifesté [1] ; par conséquent, les réalités les plus élevées se manifestent de la manière la plus patente dans leur reflet le plus éloigné, à savoir dans l’ordre sensible ou matériel, et c’est là d’ailleurs le sens profond de l’adage : « Les extrêmes se touchent »; et, ajouterons-nous, c’est pour la même raison que la Révélation descend dans le corps et non seulement dans l’âme des Prophètes, ce qui présuppose d’ailleurs la perfection physique de ce corps [2]. Les formes sensibles correspondent donc le plus exactement à des intellections, et c’est pour cette raison que l’art traditionnel possède des règles qui appliquent au domaine des formes les lois cosmiques et les principes universels, et qui, sous leur aspect extérieur le plus général, révèlent le style de la civilisation envisagée, ce style explicitant à son tour le mode d’intellectualité de celle-ci; lorsque cet art cesse d’être traditionnel et devient humain, individuel, donc arbitraire, c’est infailliblement le signe — et secondairement la cause — d’une déchéance intellectuelle, déchéance qui, aux yeux de ceux qui savent « discerner les esprits » et qui voient sans parti pris, s’exprime par le caractère plus ou moins incohérent et spirituellement insignifiant, nous dirons même inintelligible, des formes [3]. Afin de prévenir toute objection, il importe de faire remarquer que dans les civilisations intellectuellement saines, la civilisation chrétienne du moyen âge par exemple, la spiritualité s’affirme souvent par une indifférence à l’égard des formes et parfois par une tendance à s’en détourner, comme le montre l’exemple de saint Bernard proscrivant les images dans les monastères, ce qui, soulignons-le, ne signifie pas l’acceptation de la laideur et de la barbarie, pas plus que la pauvreté n’est la possession de beaucoup de choses ignobles; mais dans un monde où l’art traditionnel est mort, où par conséquent la forme elle-même se trouve envahie par tout ce qui est contraire à la spiritualité, et où presque toute expression formelle est corrompue à sa racine, la régularité traditionnelle des formes revêt une importance spirituelle toute particulière qu’elle ne pouvait avoir à l’origine, car l’absence d’esprit dans les formes était alors chose inexistante et inconcevable.

Ce que nous avons dit de la qualité intellectuelle des formes sensibles ne doit toutefois pas faire perdre de vue que, plus on remonte vers les débuts d’une tradition donnée, et moins ces formes apparaissent à l’état d’épanouissement; la pseudo-forme, c’est-à-dire la forme arbitraire, est toujours exclue, nous l’avons dit, mais la forme comme telle peut aussi être quasi absente, du moins dans certains domaines plus ou moins périphériques; par contre, plus on s’approche de la fin du cycle traditionnel envisagé, plus le formalisme a d’importance [4], même au point de vue dit artistique, car les formes sont alors devenues des canaux à peu près indispensables pour l’actualisation du dépôt spirituel de la tradition. Ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que l’absence du formel n’équivaut nullement à la présence de l’informe, et inversement; l’informe et le barbare n’atteindront jamais la majestueuse beauté du vide, quoi qu’en puissent penser ceux qui ont intérêt à faire passer une déficience pour une supériorité [5]. Cette loi de compensation en vertu de laquelle certains rapports de proportion subissent, du début à la fin d’un cycle traditionnel, une interversion plus ou moins accusée, joue du reste dans tous les domaines : ainsi, on rapporte cette parole (hadîth) du Prophète Mohammed : « Au début de l’islam, celui qui omet un dixième de la Loi est damné; mais dans les derniers temps, celui qui en accomplira un dixième sera sauvé. »

Le rapport d’analogie entre les intellections et les formes matérielles explique comment l’ésotérisme a pu se greffer sur l’exercice des métiers, et notamment sur l’art architectural; les cathédrales que les initiés chrétiens ont laissées derrière eux apportent le témoignage le plus explicite et aussi le plus éclatant de l’élévation spirituelle du moyen âge [6]. Nous touchons ici à un aspect fort important de la question qui nous préoccupe : l’action de l’ésotérisme sur l’exotérisme moyennant les formes sensibles dont la production est précisément l’apanage de l’initiation artisanale; par ces formes, véritables véhicules de la doctrine traditionnelle intégrale, et qui grâce à leur symbolisme transmettent cette doctrine en un langage immédiat et universel, l’ésotérisme infuse à la portion proprement exotérique de la tradition une qualité intellectuelle et par là un équilibre dont l’absence entraînerait finalement la dissolution de toute la civilisation, comme cela s’est produit dans le monde chrétien. L’abandon de l’art sacré enleva à l’ésotérisme son moyen d’action le plus direct; la tradition extérieure insista de plus en plus sur ce qu’elle a de particulier, donc de limitatif; enfin, l’absence du courant d’universalité qui, lui, avait vivifié et stabilisé la civilisation religieuse par le langage des formes, occasionna des réactions en sens inverse; c’est-à-dire que les limitations formelles, au lieu d’être compensées, et par là stabilisées, par les interférences supra-formelles de l’ésotérisme, suscitèrent, par leur opacité ou massivité même, des négations pour ainsi dire infra-formelles, puisque venant de l’arbitraire individuel, et celui-ci, loin d’être une forme de la vérité, n’est qu’un chaos informe d’opinions et de fantaisies.

Pour en revenir à notre idée initiale, nous ajouterons que la Beauté de Dieu correspond à une réalité plus profonde que Sa Bonté; cela étonnera peut-être à première vue, mais on se souviendra ici de la loi métaphysique en vertu de laquelle l’analogie entre les ordres principiel et manifesté est inverse, en ce sens que ce qui est grand principiellement sera petit dans le manifesté, ou que ce qui est intérieur dans le Principe apparaîtra comme extérieur dans la manifestation, et inversement; or, c’est en raison de cette analogie inverse que la beauté, chez l’homme, est extérieure et la bonté intérieure — du moins selon l’usage ordinaire des mots —, contrairement à ce qui a lieu dans l’ordre principiel où la Bonté est comme une expression de la Beauté.

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On s’est souvent étonné du fait que les peuples orientaux, y compris ceux qui sont réputés pour être les plus artistes, manquent dans la plupart des cas totalement de discernement esthétique à l’égard de ce qui vient d’Occident; toutes les laideurs engendrées par un monde de plus en plus dépourvu de spiritualité se répandent avec une incroyable facilité en Orient, non seulement sous la pression de facteurs politico-économiques, ce qui n’aurait rien de surprenant, mais surtout par le libre consentement de ceux qui, selon toute apparence, avaient créé un monde de beauté, c’est-à-dire une civilisation dont toutes les expressions, y compris les plus modestes, portaient l’empreinte d’un même génie. Dès le début de l’infiltration occidentale on a pu voir avec surprise les objets d’art les plus parfaits côtoyer les pires trivialités de fabrication industrielle, et ces contradictions déconcertantes ne se sont pas produites seulement dans l’ordre des objets d’art, mais à peu près partout, abstraction faite de ce que, dans une civilisation normale, toute chose accomplie par les hommes relève du domaine de l’art, du moins sous quelque rapport. La réponse à ce paradoxe est bien simple, et nous l’avons déjà esquissée plus haut : c’est que précisément les formes, jusqu’aux plus infimes, ne sont œuvre humaine que d’une façon secondaire; elles dérivent avant tout de la même source supra-humaine dont dérive toute tradition, ce qui revient à dire que l’artiste qui vit dans un monde traditionnel sans fissure travaille sous la discipline ou l’inspiration d’un génie qui le dépasse; il n’en est au fond que l’instrument, et ne serait-ce que par le simple fait de sa qualification artisanale [7]. Il s’ensuit que le goût individuel ne joue, dans la production des formes d’un tel art, qu’un rôle relativement effacé, et que ce goût se réduira même à néant dès que l’individu se verra en face d’une forme étrangère à l’esprit de sa propre tradition; c’est ce qui se produit, chez les peuples étrangers à la civilisation européenne, à l’égard des formes d’importation occidentale. Cependant, pour que cela se produise, il faut que le peuple qui accepte de telles confusions n’ait plus pleinement conscience de son propre génie spirituel, ou, en d’autres termes, qu’il ne soit plus lui-même à la hauteur des formes dont il s’entoure encore, et dans lesquelles il vit; cela prouve que ce peuple a déjà subi une certaine déchéance et de ce fait il accepte les laideurs modernes d’autant plus facilement qu’elles peuvent répondre à des possibilités inférieures qu’il cherche à réaliser déjà lui-même spontanément, de n’importe quelle manière, ce qui peut d’ailleurs être inconscient; aussi l’empressement irraisonné avec lequel un trop grand nombre d’Orientaux, et sans doute l’immense majorité, acceptent les choses les plus incompatibles avec l’esprit de leur tradition, s’explique-t-il surtout par la fascination qu’exerce sur l’homme ordinaire une chose qui répond à une possibilité non encore épuisée, et cette possibilité est, dans ce cas, simplement celle de l’arbitraire ou de l’absence de principes. Mais même sans vouloir trop généraliser cette explication de ce qui, chez les Orientaux, paraît être un complet manque de goût, il y a un fait qui est absolument certain, et c’est que, comme nous l’avons dit plus haut, trop d’Orientaux ne comprennent eux-mêmes plus le sens des formes qu’ils ont héritées, avec toute la tradition, de leurs ancêtres. Tout ce que nous venons de dire vaut, bien entendu, en première ligne et a fortiori, pour les Occidentaux eux-mêmes qui, après avoir créé — nous ne disons pas « inventé » — un art traditionnel parfait, l’ont renié devant les vestiges de l’art individualiste et vide des Gréco-Romains, pour aboutir finalement au chaos artistique du monde moderne. Nous savons bien que ceux qui ne veulent à aucun prix reconnaître l’inintelligibilité ou la laideur de ce monde emploient volontiers le mot « esthétique » — avec une nuance péjorative voisine de celle qui s’attache aux mots « pittoresque » et « romantique » — pour discréditer d’avance le souci des formes et pour se trouver mieux à l’aise dans le système clos de leur barbarie; une telle attitude n’a rien qui doive surprendre de la part de modernistes avérés, mais elle est plutôt illogique, pour ne pas dire assez misérable, chez ceux qui se réclament de la civilisation chrétienne; car réduire le langage spontané et normal de l’art chrétien, langage auquel on ne saurait pourtant reprocher sa beauté, à une question mondaine de « goût » — comme si l’art médiéval pouvait être le produit d’un caprice — revient à admettre que l’empreinte donnée par le génie du Christianisme à toutes ses expressions directes et indirectes ne fut qu’une contingence sans aucun rapport avec ce génie et sans aucune portée sérieuse, ou même due à une infériorité mentale; car « l’esprit seul importe », selon l’idée de certains ignorants imbus d’un puritanisme hypocrite, iconoclaste, blasphématoire et impotent, qui prononcent d’autant plus volontiers le mot « esprit » qu’ils sont les derniers à connaître la chose.

Pour mieux saisir les causes de la déchéance de l’art en Occident, il faut tenir compte de ce qu’il y a, dans la mentalité européenne, un certain idéalisme dangereux qui n’est pas étranger à cette déchéance, ni surtout à celle de la civilisation occidentale dans son ensemble; cet idéalisme a trouvé son expression la plus éclatante, nous pourrions dire la plus intelligente, dans certaines formes de l’art gothique, celles où prédomine un dynamisme qui semble vouloir enlever à la pierre sa pesanteur; quant à l’art byzantin et roman, et aussi à un certain art gothique qui en garde la puissance statique, c’est là encore un art essentiellement intellectuel, donc réaliste. L’art gothique flamboyant, quelque passionné qu’il fût, est néanmoins encore de l’art traditionnel, — exception faite de la sculpture et de la peinture déjà fort décadentes — ou, plus exactement, il est le chant du cygne de cet art; à partir de la Renaissance, véritable vengeance posthume de l’antiquité classique, l’idéalisme européen s’est déversé dans les sarcophages déterrés de la civilisation gréco-romaine; c’est dire qu’il s’est mis, par ce suicide, au service d’un individualisme dans lequel il a cru découvrir son propre génie, et cela pour aboutir, à travers une série d’étapes, aux affirmations les plus grossières et les plus chimériques de cet individualisme. Il y eut là d’ailleurs un double suicide : premièrement l’abandon de l’art médiéval, ou de l’art chrétien tout court, et deuxièmement, l’adoption des formes gréco-romaines : en les adoptant, on intoxiqua le monde chrétien du poison de leur décadence. Il faut répondre ici toutefois à une objection possible : l’art des premiers Chrétiens n’était-il pas précisément l’art romain? A cela il faut répondre que les véritables débuts de l’art chrétien sont les symboles inscrits dans les catacombes, et non les formes que les Chrétiens, eux-mêmes en partie de civilisation romaine, empruntèrent provisoirement et d’une façon tout extérieure à la décadence classique; or le Christianisme était appelé à remplacer cette décadence par un art sorti spontanément d’un génie spirituel original et, en fait, si certaines influences romaines ont toujours persisté dans l’art chrétien, ce ne fut pourtant que dans des détails plus ou moins superficiels.

Nous avons dit plus haut que l’idéalisme européen s’est inféodé à l’individualisme pour s’abaisser finalement aux formes les plus grossières de ce dernier; quant à ce que l’Occident trouve de grossier dans les autres civilisations, ce ne sont là presque toujours que les aspects plus ou moins périphériques d’un réalisme dépourvu de voiles illusoires et hypocrites; il importe toutefois de ne pas perdre de vue que l’idéalisme n’est pas mauvais en lui-même, puisqu’il trouve sa place dans la mentalité du héros, toujours enclin à la sublimation; ce qui est mauvais, en même temps que spécifiquement occidental, c’est l’introduction de cette mentalité dans tous les domaines, y compris ceux auxquels elle devrait rester étrangère. C’est cet idéalisme dévoyé, et d’autant plus fragile et dangereux, que l’Islam, avec son souci d’équilibre et de stabilité — ou de réalisme — a voulu éviter à tout prix, en tenant compte des possibilités restreintes de l’époque cyclique, fort éloignée déjà des origines; et c’est de là que vient cet aspect « terre à terre » que les Chrétiens croient devoir reprocher à la civilisation musulmane.

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Afin de donner une idée des principes de l’art traditionnel, nous en signalerons quelques-uns des plus généraux et des plus rudimentaires : il faut avant tout que l’œuvre soit conforme à l’usage auquel elle est destinée, et qu’elle traduise cette conformité; s’il y a symbolisme surajouté, il faut qu’il soit conforme au symbolisme inhérent à l’objet; il ne doit pas y avoir de conflit entre l’essentiel et l’accessoire, mais harmonie hiérarchique, ce qui résulte d’ailleurs de la pureté du symbolisme; il faut que le traitement de la matière soit conforme à cette matière, comme de son côté cette matière doit être conforme à l’emploi de l’objet; il faut enfin que l’objet ne donne pas l’illusion d’être autre chose que ce qu’il est, illusion qui donne toujours l’impression désagréable de l’inutilité, et qui, lorsqu’elle est le but de l’œuvre — comme c’est le cas dans tout l’art classiciste —, est en effet la marque d’une inutilité par trop réelle. Les grandes innovations de l’art naturaliste se réduisent en somme à autant de violations des principes de l’art normal : premièrement, pour ce qui est de la sculpture, violation de la matière inerte, que ce soit de la pierre, du métal ou du bois, et deuxièmement, pour ce qui est de la peinture, violation de la surface plane; dans le premier cas, on traite la matière inerte comme si elle était douée de vie, alors qu’elle est essentiellement statique et ne permet, de ce fait, que la représentation soit de corps immobiles, soit de phases essentielles ou schématiques du mouvement, et non celle de mouvements arbitraires, accidentels ou quasi instantanés; dans le second cas, celui de la peinture, on traite la surface plane comme si elle était l’espace à trois dimensions, et cela par les raccourcis autant que par les ombres.

On aura compris que de telles règles ne sont pas dictées par de simples raisons d’esthétique, mais que, au contraire, il s’agit là d’applications de lois cosmiques et divines; la beauté en sera le résultat nécessaire. Quant à la beauté dans l’art naturaliste, elle ne réside pas dans l’œuvre comme telle, mais uniquement dans l’objet que cette œuvre décalque, tandis que, dans l’art symbolique et traditionnel, c’est l’œuvre en elle-même qui est belle, qu’elle soit abstraite ou qu’elle emprunte la beauté dans une plus ou moins large mesure à un modèle de la nature. Rien ne saurait mieux mettre en lumière ce que nous voulons dire que la comparaison de l’art grec dit classique avec l’art égyptien : la beauté de ce dernier n’est en effet pas seulement dans l’objet représenté, mais simultanément et a fortiori dans l’œuvre comme telle, c’est-à-dire dans la réalité interne que l’œuvre rend manifeste. Que l’art naturaliste ait pu exprimer parfois une noblesse de sentiment ou une intelligence vigoureuse, c’est trop évident et s’explique somme toute par des raisons cosmologiques dont l’absence serait inconcevable, mais ceci est totalement indépendant de l’art comme tel; en fait, aucune valeur individuelle ne saurait compenser la falsification de ce dernier.

La plupart des modernes qui croient comprendre l’art sont convaincus que l’art byzantin ou roman n’a aucune supériorité sur l’art moderne, et qu’une Vierge byzantine ou romane ne ressemble pas plus à Marie que les images naturalistes, au contraire. La réponse est cependant facile : la Vierge byzantine — qui traditionnellement remonte à saint Luc et aux Anges — est infiniment plus près de la vérité de Marie que l’image naturaliste, qui est forcément toujours celle d’une autre femme, car de deux choses l’une : ou bien l’on présente de la Vierge une image absolument ressemblante au point de vue physique, mais alors il faut que le peintre ait vu la Vierge, condition qui, de toute évidence, ne saurait être remplie — abstraction faite de ce que la peinture naturaliste est illégitime —, ou bien l’on présente de la Vierge un symbole parfaitement adéquat, mais alors la question de la ressemblance physique, sans être absolument exclue en fait, ne se pose plus en aucune façon. Or, c’est cette seconde solution — la seule d’ailleurs qui ait un sens — que réalisent les icônes : ce qu’elles n’expriment pas par la ressemblance physique, elles l’expriment par le langage abstrait, mais immédiat, du symbolisme, langage fait de précision et d’impondérables à la fois; l’icône transmet ainsi, en même temps qu’une force béatifique qui lui est inhérente en raison de son caractère sacramentel, la sainteté de la Vierge, c’est-à-dire sa réalité intérieure et par là la réalité universelle dont la Vierge elle-même est une expression; l’icône, en faisant assentir un état contemplatif et une réalité métaphysique, devient un support d’intellection, tandis que l’image naturaliste ne transmet, à part son mensonge évident et inévitable, que le fait que Marie était une femme. Il est vrai qu’il peut arriver que, sur telle icône, les proportions et les formes du visage soient vraiment les mêmes que chez la Vierge vivante, mais une telle ressemblance, si elle se produisait réellement, serait indépendante du symbolisme de l’image et ne pourrait être que la conséquence d’une inspiration particulière, sans doute ignorée de l’artiste lui-même. L’art naturaliste pourrait du reste avoir une certaine légitimité s’il servait exclusivement à retenir les traits des saints, car la contemplation des saints (le darshan des Hindous) peut être une aide précieuse dans la voie spirituelle, par le fait que l’apparence extérieure des saints est comme le parfum de leur spiritualité; toutefois, un tel rôle limité d’un naturalisme d’ailleurs toujours partiel en même temps que discipliné ne correspond qu’à une possibilité très précaire.

Mais revenons à la qualité symbolique et spirituelle de l’icône : que l’on soit capable de voir cette qualité, c’est là une question d’intelligence contemplative, et aussi de « science sacrée »; quoi qu’il en soit, il est certainement faux de prétendre, pour légitimer le naturalisme, que le peuple a besoin d’un art accessible, c’est-à-dire plat, car ce n’est pas le « peuple » qui a fait la Renaissance, et l’art de celle-ci, comme tout le « grand art » qui en est dérivé, est au contraire un défi à la piété du simple; l’idéal artistique de la Renaissance et de tout l’art moderne est donc bien loin de ce dont le peuple a besoin, et, du reste, à peu près toutes les Vierges miraculeuses vers lesquelles le peuple afflue sont byzantines ou romanes; et qui oserait soutenir que la couleur noire de certaines d’entre elles réponde au goût populaire ou lui soit particulièrement accessible? D’ailleurs, les Vierges faites par les gens du peuple, lorsqu’ils ne sont pas gâtés par l’influence de l’art académique, sont beaucoup plus vraies, et ne serait-ce que d’une façon subjective, que celles de ce dernier; et en admettant même que les foules aient besoin d’images creuses et niaises, est-ce à dire que les besoins de l’élite n’ont pas droit à l’existence?

Par ce qui précède, nous avons déjà répondu implicitement à la question de savoir si l’art sacré n’est destiné qu’à l’élite intellectuelle exclusivement, ou s’il a aussi quelque chose à transmettre à l’homme d’intelligence moyenne; cette question se résout d’elle-même lorsqu’on tient compte de l’universalité de tout symbolisme, qui fait que l’art sacré ne transmet pas seulement — outre les vérités métaphysiques et les faits relevant de l’histoire sacrée — des états spirituels, mais aussi les attitudes psychiques accessibles à tous les hommes; en langage moderne, on dirait que cet art est profond et naïf à la fois; or cette simultanéité de la profondeur et de la naïveté est précisément une des marques les plus saillantes de l’art sacré. Cette ingénuité ou candeur, loin d’être une infériorité spontanée ou affectée, révèle au contraire ce qu’est l’état normal de l’âme humaine, que ce soit celle de l’homme moyen ou celle de l’homme supérieur; l’apparente intelligence du naturalisme par contre, c’est-à-dire son habileté quasi satanique à calquer la nature et à ne transmettre ainsi que les apparences et les émotions, ne saurait correspondre qu’à une mentalité déformée, nous voulons dire déviée de la simplicité ou innocence primordiale; il va de soi qu’une telle déformation faite de superficialité intellectuelle et de virtuosité mentale est incompatible avec l’esprit traditionnel et ne trouve par conséquent aucune place dans une civilisation fidèle à cet esprit. Si donc l’art sacré s’adresse à l’intelligence contemplative, il s’adresse également à la sensibilité humaine normale; c’est dire que cet art seul possède un langage universel, et qu’aucun ne saurait mieux que lui s’adresser, non seulement à l’élite, mais aussi au peuple. Rappelons d’ailleurs, en ce qui concerne l’aspect apparemment enfantin de la mentalité traditionnelle, les injonctions du Christ d’être « pareils à des enfants » et « simples comme des colombes », paroles qui, quel que soit par ailleurs leur sens spirituel, se réfèrent de toute évidence aussi à des réalités psychologiques.

Les Pères du viiie siècle, bien différents en cela des autorités religieuses du xve et du xvie, qui trahirent l’art chrétien en l’abandonnant à l’impure passion des mondains et à l’imagination ignorante des profanes, avaient pleinement conscience de la sainteté de tous les moyens d’expression de la tradition; aussi ont-ils stipulé, au second concile de Nicée, que « l’art (la perfection intégrale du travail) seul appartient au peintre, tandis que l’ordonnance (c’est-à-dire le choix du sujet) et la disposition (à savoir le traitement du sujet au point de vue symbolique aussi bien que technique ou matériel) appartiennent aux Pères » (Non est pictoris — ejus enim sola ars est — verum ordinatio et dispositio Patrum nostrorum) — ce qui revient à placer toute initiative artistique sous l’autorité directe et active des chefs spirituels de la Chrétienté. Ceci étant, comment doit-on s’expliquer que la plupart des milieux religieux témoignent depuis quelques siècles d’une regrettable incompréhension pour tout ce qui, étant d’ordre artistique, n’est à leur avis que chose «extérieure» ? Il y a d’abord, en admettant a priori l’élimination de l’influence ésotérique, le fait que la perspective religieuse comme telle a tendance à s’identifier avec le point de vue moral qui n’apprécie que le mérite et croit devoir ignorer la qualité sanctifiante de la connaissance intellectuelle et, partant, la valeur des supports de cette connaissance; or la perfection de la forme sensible n’est, pas plus que l’intellection que cette forme reflète et transmet, nullement « méritoire » au sens moral, et il n’est donc que logique que la forme symbolique, puisqu’elle n’est plus comprise, soit reléguée au second plan et même abandonnée pour être remplacée par une forme qui ne parlera plus à l’intelligence, mais uniquement à l’imagination sentimentale propre à inspirer l’acte méritoire, du moins le croit-on, chez l’homme borné. Seulement, cette façon de spéculer sur des réactions à l’aide de moyens superficiels et grossiers se révélera en dernière analyse comme illusoire, car en réalité, rien ne saurait mieux influencer les dispositions profondes de l’âme qu’un art sacré; l’art profane, au contraire, même s’il a quelque efficacité psychologique chez des âmes peu intelligentes, épuise ses moyens en raison même de leur superficialité et grossièreté, et finit par provoquer les réactions de mépris que l’on ne connaît que trop bien, et qui sont comme le choc en retour provoqué par le mépris qu’a eu l’art profane, surtout à ses débuts, pour l’art sacré [8]. Il est d’expérience courante que rien ne saurait fournir à l’irréligion un aliment plus immédiatement tangible que la fade hypocrisie de l’imagerie religieuse; ce qui était destiné à stimuler chez les croyants la piété confirme les incroyants dans leur impiété; or il faut reconnaître que l’art sacré n’a point ce caractère d’épée à double tranchant, car, étant plus abstrait, il donne beaucoup moins de prise aux réactions psychiques hostiles. Maintenant, quelles que soient les spéculations qui attribuent aux foules le besoin d’une imagerie inintelligente et radicalement faussée, les élites existent et ont certainement besoin d’autre chose; le langage qui leur convient, c’est celui qui évoque, non point les platitudes humaines, mais les profondeurs divines, et un tel langage ne saurait émaner du simple goût profane, ni même du génie, mais doit essentiellement procéder de la tradition, ce qui implique que l’œuvre d’art soit exécutée par un artiste sanctifié, ou « en état de grâce » [9]. Loin de ne servir qu’à l’instruction et à l’édification plus ou moins superficielles des foules, l’icône, comme le yantra hindou et tout autre symbole visible, établit un pont du sensible au spirituel : « Par l’aspect visible — dit saint Jean Damascène — notre pensée doit être entraînée dans un élan spirituel et monter jusqu’à l’invisible majesté de Dieu. »

Mais revenons aux erreurs du naturalisme : l’art, dès qu’il n’est plus déterminé, illuminé, guidé par la spiritualité, est à la merci des ressources individuelles et purement psychiques des artistes, et ces ressources doivent s’épuiser en raison même de la platitude du principe naturaliste qui ne veut qu’un décalque de la nature visible; arrivé au point mort de sa platitude, le naturalisme engendrera inévitablement les monstruosités du « surréalisme »; celui-ci n’est rien d’autre que le cadavre en décomposition de l’art, et il est en tout cas plutôt de l’ « infra-réalisme » qu’autre chose; il est proprement l’aboutissement satanique du luciférisme naturaliste. Le naturalisme, en effet, est véritablement luciférien avec son intention d’imiter les créations de Dieu, sans parler de son affirmation du psychique au détriment du spirituel, ou de l’individuel au détriment de l’universel; il faudrait surtout dire aussi : du fait brut au détriment du symbole. Normalement, l’homme doit imiter l’acte créateur, non la chose créée; c’est ce que fait l’art symboliste, et il en résulte des « créations » qui, loin de faire double emploi avec celles de Dieu, les reflètent conformément à une analogie réelle, et révèlent les aspects transcendants des choses; c’est en cela que consiste la raison suffisante de l’art, abstraction faite de l’utilité pratique de ses objets. Il y a là une inversion métaphysique de rapport que nous avons déjà signalée : pour Dieu, la créature reflète un aspect extériorisé de Lui-même; pour l’artiste, l’œuvre reflète au contraire une réalité « intérieure » dont lui-même n’est qu’un aspect extérieur; Dieu crée Sa propre image, tandis que l’homme façonne en quelque sorte sa propre essence, du moins symboliquement; sur le plan principiel, l’intérieur se manifeste par l’extérieur, mais sur le plan manifesté, l’extérieur façonne l’intérieur, et la raison suffisante de tout art traditionnel, quel qu’il soit, est même que l’œuvre soit en un certain sens plus que l’artiste [10], et ramène celui-ci, par le mystère de la création artistique, vers les rivages de sa propre Essence divine.




NOTES

[1] « L’art — dit saint Thomas d’Aquin — est associé à la connaissance. »

[2] René Guénon (« Les Deux Nuits », dans Études traditionnelles, avril et mai 1939) fait remarquer, en parlant de la laylat el-qadr, nuit de la « descente » (tanzîl) du Coran, que « cette nuit, selon le commentaire de Mohyiddin ibn Arabî, s’identifie au corps même du Prophète. Ce qui est particulièrement à remarquer, c’est que la “ révélation ” est reçue, non dans le mental, mais dans le corps de l’être qui est “ missionné ” pour exprimer le Principe : Et Verbum caro factum est, dit aussi l’Évangile (caro et non pas mens), et c’est là, très exactement, une autre expression, sous la forme propre à la tradition chrétienne, de ce que représente laylat el-qadr dans la tradition islamique ». Cette vérité est en connexion étroite avec le rapport que nous relevons entre les formes et les intellections.

[3] Nous faisons allusion ici à la déchéance de certaines branches de l’art religieux dès l’époque gothique, surtout tardive, et de l’art occidental tout entier à partir de la Renaissance; l’art chrétien (architecture, sculpture, peinture, orfèvrerie liturgique, etc.), qui était un art sacré, symbolique, spirituel, devait alors céder devant l’invasion de l’art néo-antique et naturaliste, individualiste et sentimental; cet art, qui n’a absolument rien de « miraculeux », quoi qu’en pensent ceux qui croient au « miracle grec », est tout à fait inapte à la transmission des intuitions intellectuelles et ne répond plus qu’aux aspirations psychiques collectives; aussi est-il tout ce qu’il y a de plus contraire à la contemplation intellectuelle et ne tient-il compte que de la sentimentalité; d’ailleurs, celle-ci se dégrade à mesure qu’elle répond aux besoins des foules, pour finir dans la vulgarité doucereuse et pathétique. Il est curieux de constater qu’on ne semble jamais s’être rendu compte combien cette barbarie des formes, qui a atteint un certain sommet de fanfaronnade creuse et misérable avec le style Louis XV, a contribué — et contribue encore — à éloigner de l’Église bien des âmes, et non des moindres; celles-ci se trouvent véritablement suffoquées par un entourage qui ne permet plus à leur intelligence de respirer.
Faisons remarquer en passant que les rapports historiques entre l’achèvement de la nouvelle basilique de Saint-Pierre à Rome — en style Renaissance, donc antispirituel et tapageur, « humain » si l’on veut — et l’origine de la Réforme sont malheureusement loin d’être fortuits.

[4] C’est ce qu’ignorent certains mouvements pseudo-hindous, d’origine indienne ou non, qui passent outre aux formes sacrées de l’Hindouisme tout en croyant représenter l’essence la plus pure de ce dernier; en réalité, il est inutile de conférer à un homme un moyen spirituel sans lui avoir forgé préalablement une mentalité qui s’harmonise avec ce moyen, et cela indépendamment du rattachement obligatoire à une lignée initiatique; une réalisation spirituelle est inconcevable en dehors du climat psychique approprié, c’est-à-dire conforme à l’ambiance traditionnelle du moyen spirituel dont il s’agit.

[5] Certains croient pouvoir affirmer que le Christianisme, se tenant au-dessus des formes, ne saurait s’identifier à aucune civilisation déterminée; nous comprenons bien qu’on puisse vouloir se consoler de la perte de la civilisation chrétienne, y compris de son art, mais l’opinion que nous venons de citer n’en est pas moins une fort mauvaise plaisanterie.

[6] Devant une cathédrale, on se sent réellement situé au centre du monde; devant une église en style Renaissance, baroque ou rococo, on ne se sent qu’en Europe.

[7] « Une chose n’est pas seulement ce qu’elle est pour les sens, mais aussi ce qu’elle représente. Les objets, naturels ou artificiels, ne sont pas... des " symboles " arbitraires de telle réalité différente et supérieure; mais ils sont... la manifestation effective de cette réalité : l’aigle ou le lion, par exemple, n’est pas tant un symbole ou une image du Soleil qu’il n’est le Soleil sous une de ses apparences (la forme essentielle étant plus importante que la nature dans laquelle elle se manifeste); de même, toute maison est le monde en effigie et tout autel est situé au centre de la terre… » (Ananda K. Coomaraswamy, « De la mentalité primitive », dans Études traditionnelles, août-sept.-oct. 1939.)

Ce n’est que l’art traditionnel exclusivement, — dans le sens le plus large, impliquant tout ce qui est d’ordre formel extérieur, donc a fortiori tout ce qui appartient en quelque façon au domaine rituélique — ce n’est que cet art, transmis avec la tradition et par elle, qui puisse garantir la correspondance analogique adéquate entre les ordres divin et cosmique d’une part et l’ordre humain ou artistique d’autre part. Il résulte de là que l’artiste traditionnel ne s’attache pas à imiter la nature purement et simplement, mais « imite la nature dans son mode d’opération » (saint Thomas d’Aquin, Somme Théol., I, qu. 117, a. 1); et il va sans dire que l’artiste ne peut pas improviser, avec ses moyens individuels, une telle opération proprement cosmologique. C’est la conformité parfaitement adéquate de l’artiste à ce « mode d’opération », conformité subordonnée aux règles de la tradition, qui fait le chef-d’œuvre; en d’autres termes, cette conformité présuppose essentiellement une connaissance, soit personnelle, directe et active, soit héritée, indirecte et passive, ce dernier cas étant celui des artisans qui, inconscients en tant qu’individus du contenu métaphysique des formes qu’ils ont appris à façonner, ne savent pas résister à l’influence corrosive de l’Occident moderne.

[8] De même, l’hostilité des exotéristes pour tout ce qui dépasse leur façon de voir entraîne un exotérisme de plus en plus massif qui ne peut pas ne pas subir des fissures; mais la «porosité spirituelle» de la tradition — c’est-à-dire l’immanence dans la substance de l’exotérisme d’une dimension transcendante qui en compense la massivité —, cet état de porosité ayant été perdu, lesdites fissures ne pouvaient que se produire par en bas : c’est le remplacement des maîtres de l’ésotérisme médiéval par les protagonistes de l’incroyance moderne.

[9] Les peintres des icônes étaient des moines qui, avant de se mettre au travail, se préparaient par le jeûne, la prière, la confession et la communion; il arrivait même que l’on mélangeait les couleurs avec de l’eau bénite et de la poussière de reliques, ce qui n’eût pas été possible si l’icône n’avait eu un caractère réellement sacramentel.

[10] C’est ce qui rend compréhensible le danger qu’il y avait, chez les peuples sémitiques, à peindre et surtout à sculpter des êtres vivants; là où l’Hindou et l’Extrême-Oriental adorent une Réalité divine à travers un symbole — et l’on sait qu’un symbole est réellement, sous le rapport de la réalité essentielle, ce qu’il symbolise —, le Sémite sera porté à diviniser ce symbole lui-même. L’interdiction des arts plastique et pictural chez les peuples sémitiques a certainement aussi pour motif d’empêcher la déviation naturaliste, danger très réel chez des hommes dont la mentalité est plutôt individualiste et sentimentale.